mardi 10 novembre 2009

Une Enseignante parle

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A la une : Entre les murs : quand l'œuvre échappe au carcan idéologique de ses auteurs :

Annick Azerhad

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S'il est un phénomène bien connu en matière d'art, c'est la liberté et l'autonomie qu'acquiert l'œuvre une fois réalisée.

Le docu-fiction «Entre les murs» de Laurent Cantet en est une illustration. Entre ce que voit le spectateur averti et les propos tenus par leurs auteurs en guise de commentaire, la marge est grande pour ne pas parler d'abîme.

Le film est pourtant un reflet parfaitement exact de ce qui se passe dans une salle de classe des quartiers difficiles. Les réactions des élèves sont si fidèles à la réalité que l'enseignant qui a exercé dans ce type d'établissement peut même les anticiper tant elles sont devenues monnaie courante.
Dire comme certains collègues que ce que l'on voit a été exagéré témoigne tout simplement du privilège qu'ils ont eu d'enseigner dans d'autres types d'établissements (il serait temps d'ailleurs que la roue tourne au nom de l'égalité des conditions de travail). Ils sont invités à aller voir la réalité de plus près en y demandant leur mutation...

L'attitude et les propos des élèves sont ceux auxquels doivent faire face des professeurs désorientés et souvent peu soutenus : absence du désir d'apprendre liée à un état d'esprit consumériste et utilitariste véhiculé par la société, à une méconnaissance ahurissante de la langue, à une contestation de tout ce qui fait l'objet d'un savoir, au mépris du prof, de l'Institution voire du Français, du bouffon blanc appelé «toubab» dans le film, à une fermeture d'esprit de gens ghettoïsés et trompés. Oui trompés par la condescendance de médias bien pensants et d’habitants des beaux quartiers qui, étrangement, se gardent bien de mélanger leurs enfants avec la «masse» en les scolarisant ailleurs.

L'enseignant est assailli par des questions le sommant de justifier le contenu de ce qu'il enseigne par des élèves souhaitant obtenir des diplômes sans avoir à se donner la peine de les mériter. Il est vrai qu'on ne leur a guère donné le goût de l'effort. Lire une page d'un livre, c'est visiblement trop leur demander. Il faut dire que le sens de tant de mots leur échappe, la liste dressée au tableau par le professeur est impressionnante à cet égard.

Devant l'énergie herculéenne qu'il faudrait déployer envers et contre tous, le professeur abdique : il cède à la démagogie, croyant obtenir la paix. Le contenu des cours est dénué de consistance et met en œuvre des pratiques pédagodiches.

L'exercice d'argumentation devient une pratique dérisoire où des considérations stupides et communautaristes s'affrontent. L'élève passe au tableau pour énoncer des propos dont l'intérêt reste à prouver : "depuis que le Mali a été éliminé de la coupe d'Afrique, les supporters maliens ne s'y intéressent plus, ils ne sont plus solidaires" (de quoi?). L'affrontement intercommunautaire se donne libre cours : entre «Marocains» et «Maliens», rien ne va plus... N'y a-t-il pas des sujets plus intéressants sur le plan intellectuel et plus fédérateurs qu'une querelle de supporters de football en pantoufles ?

Pis encore, la fameuse consigne «l'élève au centre du système» donne lieu à un dévoiement terrifiant. Chaque élève doit faire son autoportrait (on n'ose écrire «rédiger» quand on considère les résultats obtenus). L'enseignant feint de s'intéresser à la vie de ses élèves qu'il méprise dans le fond, ce dont personne n'est dupe, pas même les intéressés. L'exercice pourrait apparaître comme un viol psychologique – qui aurait envie de se dévoiler dans le cadre d'un exercice académique qui sera lu devant tous? Il aurait au moins fallu préciser qu'en littérature, dans le domaine de l'écriture, il est permis de mentir, de s'inventer une autre personnalité. Encore aurait-il fallu pour cela que les élèves disposent d’un minimum de culture livresque et d'une maturité suffisante.

C'est en cela que réside le rôle de l'Ecole : montrer que pour se connaître soi-même, il faut passer par la connaissance et l'analyse de l'Autre, de celui qui a vécu, qui a réfléchi sur son existence et qui livre par le biais d'une œuvre d'art un regard sur le monde et sur soi. Les classiques servent à cela : dire, comme l'affirme François Bégaudeau dans le film et dans ses commentaires sur ce dernier, que l'étude de Zadig est inaccessible aux élèves est une erreur regrettable. La dénonciation de l'intolérance religieuse, la célébration du savoir, la recherche du mot juste pour communiquer avec autrui, enfin les interrogations incessantes sur la Providence et la parabole finale du conte de Voltaire sont des thèmes qui touchent des adolescents en train de se construire. Par expérience, je peux assurer que dans ces classes difficiles notamment, c'est l'œuvre dont l'étude connaît le plus de succès.

La démagogie aboutit au repli aride sur soi, à l'enfermement dans son ignorance. Aucun élève ne ressort enrichi du travail demandé. Pire encore, l'enseignant accepte de dévoyer la nature de l'exercice en laissant un élève adopter un subterfuge : il a préféré prendre des photos de sa famille avec son téléphone portable (qui doit d'ailleurs coûter bien cher!). Les photographies sont imprimées au collège et sont affichées sur un mur de la classe. En guise de travail écrit, une légende d'une phrase accompagne chaque photographie. Bel exercice de rédaction! L'élève se sent gêné : qui aurait aimé voir la photographie de ses parents exhibée dans une salle de classe? Depuis quand la vie privée doit-elle faire l'objet de l'étude de la part des autres ? D'autant que les relations entre adolescents sont complexes et souvent empreintes d'agressivité. Le film le montre bien.

La théorie selon laquelle tout doit venir de l'élève est également dévoyée : faudrait-il demander à chacun de redécouvrir le théorème de Pythagore, les théories de Leibniz, l'argument du Pari de Pascal, les réflexions de Camus ? Demanderait-on à un bébé de cinq ans de trouver seul sa nourriture au nom des sacro-saints principes de l'intelligence et de l'autonomie des enfants?

Le film consacre l'échec de la démagogie, l'absence de respect dû aux élèves en ne leur transmettant pas le savoir auquel ils ont droit, en ne les punissant pas lorsqu'ils le méritent et en ne les sortant pas de ce ghetto intellectuel dans lesquels on les plonge en permanence. Ne nous y trompons pas, chacun a sa part de responsabilité : les élèves qui n'ont pas voulu faire le moindre effort, le Principal qui ne punit pas les déléguées au comportement inacceptable en conseil de classe, la Conseillère Principale d'Education qui semble n'être là que pour écouter les doléances des élèves sur les profs, le père de l'élève renvoyé qui ne s'est jamais donné la peine de venir voir ce que son fils faisait - ou ne faisait pas- au collège, les parents qui nient l'évidence, l'enseignant qui a démissionné parce qu'il n'en pouvait plus.

N'est-il pas remarquable qu'à la fin de l'année, lorsque l'heure du bilan est venue, les élèves fassent le constat qu'ils n'ont rien appris ou si peu : quelques bribes de connaissances mal assimilées en mathématiques, en géographie, en sciences, une phrase d'espagnol. Rien en Français : la matière n'est même pas mentionnée.
Comment à l'issue de ce constat criant, François Bégaudeau et Laurent Cantet peuvent-ils encore dans leurs déclarations faire l'éloge d'une pédagogie dont l'échec est patent?

Leurs considérations sont en porte-à-faux avec ce que donne à voir le film : il semblerait paradoxalement que la réalité qu'ils montrent leur reste incompréhensible mais le docu-fiction parle de lui-même et s'échappe de la prison idéologique dans laquelle on a tenté de l'enfermer.

Faire de la «diversité ethnique» un concept et une richesse est une attitude dangereuse : elle enferme chaque individu dans le déterminisme de ses origines. Ne sommes-nous pas tous uniques et à la fois tous semblables dans notre humanité ? Nous pensons, aimons, rêvons tous. Nous nous interrogeons sur la condition humaine, sur la mort, sur la vie, la passion. De quel droit décrète-t-on que la médiocrité du quotidien que dénonçait le poète Jules Laforgue et qui affligeait tant Mallarmé, doit devenir le centre de ce que dispense l'Ecole ?

Quelle «vie» s'agit-il de faire entrer dans ces quartiers dont au fond tout le monde se moque pourvu qu'on n'y habite pas? Sûrement pas la vie passionnante de Jacqueline de Romilly qui est d'ailleurs la première à plaider pour l'instruction de tous.
Lorsque François Bégaudeau demande à chacun de faire en son âme et conscience l'analyse de ce qu'il a éprouvé à l'Ecole en tant qu'élève, il évoque l'ennui profond qu'il ressentait. Je lui réponds que l'Ecole de la République que j'ai connue m'a au contraire apporté ce que le monde extérieur ne me donnait pas : la culture, le plaisir d'apprendre, d'analyser, de comprendre, de mieux formuler les questions que je me posais.

Il est vrai que nous n'avons pas la même origine sociale : je ne suis pas issue du milieu petit-bourgeois qu'il se plaît à évoquer. De là vient d'ailleurs le fait que nos débouchés ne seront jamais les mêmes, quels que soient les concours passés et les diplômes acquis. Nous ne connaissons pas et ne fréquentons pas dans la réalité les mêmes gens... L'on pourrait reparler à cet égard de la notion d'inégalité des chances et des systèmes de cooptation qui existent dans notre pays. Le self made man (or woman) n'est pas à la mode dans le pays des «héritiers» évoqués par Pierre Bourdieu, des gens bien nés... Mais passons...

Quelles conclusions tirer de tout cela?

L'Ecole doit rester le centre, le sanctuaire laïc de l'apprentissage du savoir, de la réflexion à partir de l'héritage - culturel cette fois - que tous les grands hommes et femmes nous ont laissé. Leurs œuvres, leurs réflexions font partie du trésor commun dans lequel chacun pourra puiser pour construire sa vie et assumer des choix qui ne sont jamais définitifs.

Sur le plan pratique, il suffit de s'en donner les moyens matériels et idéologiques. Il est vrai que pendant de nombreuses années, l'Ecole a reçu des moyens financiers et matériels substantiels pour pallier les carences de notre société. Mais l'idéologie inepte qui accompagnait cette aide et dont le film nous montre le résultat ne pouvait conduire qu'à l'échec.

Il faudrait conserver ces moyens et changer radicalement les points de vue et les mentalités. À commencer par la conception de ce que doit être l'Ecole et du rôle de l'enseignant dans la construction de notre société.

Curieusement et d'une manière tragique, tout métier qui se réfère à l'intellect, au savoir et à l'éducation est dénigré dans notre société. Pourtant, le professeur ne contribue-t-il pas autant, (si ce n'est plus) qu'un PDG ou un homme politique à l'avenir de notre pays ? Il aide des esprits à se construire – quand on ne l'empêche pas de le faire. N'est-ce pas essentiel?

La crise financière que nous vivons montre bien qu'une société doit reposer sur des valeurs autres que celles de la finance et du rendement.
Les difficultés rencontrées par les professeurs dans le film, le désespoir qui s'exprime parfois met à mal la théorie des heures supplémentaires qui seront exigées d'eux. Combien de temps un PDG, un homme politique tiendrait-il dans la situation décrite d'un enseignant qui, rappelons-le, a dû passer des concours difficiles pour exercer son métier?

Il faut accepter de mettre au premier plan la maîtrise de la langue, la réflexion sur des textes classiques et la dignité de l'enseignant. C’était le minimum du temps de Jules Ferry que nous prétendons regretter aujourd’hui... L’effort que nous refusons d’exiger des élèves n’est-il pas celui de remise en question idéologique que nous refusons d’exiger de nous-mêmes ?

Annick Azerhad, agrégée de Lettres modernes, docteur en Littérature française, ayant exercé en ZEP, dans des zones sensibles et dans des établissements difficiles pendant onze ans.. © Primo, 4 octobre 2008

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